Interdépendance entre espèces végétales et animales : l’exemple du chêne

Jacob von Uexküll est un biologiste et philosophe allemand, et considéré comme l’un des pères de l’éthologie. Il développera le concept « d’Umwelt », selon lequel chaque espèce vivante a un univers propre. Il existe donc une pluralité des mondes, en fonction de la perspective de l’espèce selon laquelle on l’aborde.

Les quelques lignes qui suivent sont un extrait de l’ouvrage « Mondes animaux et mondes humains », où Jacob von Uexküll prend l’exemple du chêne. Ce que le chêne représente pour nous en tant qu’humain représente tour à tour habitat, nourriture ou terrain de jeu pour d’autres espèces.

Cet extrait m’a particulièrement touchée car il me semble être une belle métaphore de l’interdépendance des espèces végétales et animales, et, plus largement, de la manière dont l’écosystème fonctionne.

Un chêne vous manque et tout est dépeuplé

Crédit: Aaron Burden

 

« Prenons comme exemple un chêne habité par de nombreux animaux et appelé de ce fait à jouer un rôle différent dans chaque milieu. Comme d’autre part le chêne entre aussi dans divers milieux humains, je commencerai par ces derniers.

Dans le milieu tout à fait rationnel du vieux forestier, dont la tâche est de sélectionner les troncs qu’il convient d’abattre, le chêne destiné à la hache ne sera rien d’autre qu’un certain nombre de stères que l’homme cherchera à évaluer avec le plus de précision possible. Il ne prêtera guère d’attention au visage humain que peuvent dessiner les rides de l’écorce. Celles-ci, au contraire, joueront un rôle dans le milieu magique d’une fillette pour qui la forêt est encore pleine de gnomes et de lutins. La petite fille s’enfuira terrifiée devant un chêne qui la regarde méchamment. Pour elle l’arbre tout entier pourra se muer en esprit malfaisant. […]

Pour le renard qui a construit sa tanière entre les racines de l’arbre, le chêne s’est transformé, en un toit solide qui le protège, lui et sa famille, des intempéries. Il ne possède ni la connotation « mise en coupe » qu’il a dans le milieu du forestier, ni la connotation « danger » qu’il reçoit dans le milieu de la fillette, mais uniquement la connotation « protection ». Sa configuration ne joue aucun rôle dans le milieu du renard.

De même, c’est la connotation « protection » que le chêne prendra dans le milieu de la chouette. Toutefois, ce ne seront plus les racines, totalement étrangères au milieu de l’oiseau, mais les branches qui se trouveront connotées comme protectrices.

Pour l’écureuil, le chêne, avec sa nombreuse ramure offrant des tremplins commodes, sera affecté de la connotation « grimper » et pour les oiseaux qui bâtissent leurs nids dans les branches élevées il acquerra l’indispensable connotation de « soutien ».

 

Conformément aux diverses connotations d’activité, les images perceptives des nombreux habitants du chêne seront structurées de manière différente. Chaque milieu découpera une certaine région du chêne, dont les particularités seront propres à devenir porteuses aussi bien des caractères perceptifs que des caractères actifs de leurs cercles fonctionnels. Dans le milieu de la fourmi, le chêne disparaîtra comme totalité au profit de son écorce crevassée, dont les trous et les dépressions constituent le terrain de chasse de l’insecte.

La bostryche cherchera sa nourriture sous l’écorce du chêne après l’avoir détachée. C’est là qu’elle déposera ses œufs. Ses larves creuseront leur tunnel sous l’écorce et s’y nourriront à l’abri des dangers extérieurs. Mais elles ne connaîtront pas pour autant une parfaite sécurité. En effet, le pivert qui attaque l’écorce à grands coups de bec n’est pas le seul animal qui les menace : ce bois, dur dans tous les autres milieux, l’ichneumon le traverse comme du beurre avec sa fine tarière. Il pourra anéantir les larves du bostryche en y pondant ses œufs, lesquels donneront naissance à des larves qui se nourriront de leurs victimes.

Dans les cent milieux qu’il offre à ses habitants, le chêne joue de multiples rôles, chaque fois avec une autre de ses parties. La même partie est tantôt grande, tantôt petite. Son bois, tantôt dur, tantôt mou, sert à la protection aussi bien qu’à l’agression.

Si l’on voulait rassembler tous les caractères contradictoires que présente le chêne en tant qu’objet, on n’aboutirait qu’à un chaos. Et pourtant ces caractères ne font partie que d’un seul sujet, en lui-même solidement structuré, qui porte et renferme tous les milieux sans être reconnu ni jamais pouvoir l’être par tous les sujets de ces milieux.

 

Conclusion

Ce que nous avons observé en petit dans le cas du chêne se produit en grand dans l’arbre de vie de la nature. Parmi les millions de milieux qui nous déroutent par leur multitude, nous ne considérerons que ceux des hommes qui se vouent à l’étude de la nature, les milieux des hommes de science.

Jacob von Uexküll –  Mondes Animaux et Mondes Humains 

[bctt tweet= »De l’interdépendance entre espèces végétales et animales. #biodiversité #écologie » username= »Madame_Carotte »] 

J’ai découvert ce texte dans le recueil « Les Grands Textes Fondateurs de l’écologie« , qui regroupe plusieurs textes au travers desquels on comprend mieux l’émergence de l’écologie telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Les grands textes fondateurs de l’écologie [Livre]