La vache sacrée : en voilà un sujet qui est source de bien des idées reçues dans l’esprit des Occidentaux. La vache a de fait un statut à part en Inde. Appelée Gau Mata (littéralement Notre mère la vache), elle est considérée comme la mère de la nation et il est théoriquement interdit de lui faire du mal. Les vaches peuvent déambuler librement dans les rues. Les nourrir ou les caresser (souvent moyennant quelques roupies) est vu comme source de bonne augure. Dans la plupart des états indiens, il est également interdit de la tuer et consommer sa chair; c’est ce qu’on appelle le « beef ban ».
Il n’en faut pas plus pour avoir une image idyllique –pourtant fausse– du traitement réservé à cet animal en Inde. C’est ce que je vais développer dans l’article ci-dessous, en m’attardant sur les dimensions religieuse, économique et politique qui lui sont étroitement associées.
Pourquoi la vache est-elle sacrée?
Il y a tout d’abord l’explication purement religieuse. La vache est vénérée par les Hindous qui représentent environ 80% de la population indienne. La vache est ainsi souvent représentée à côté de déités hindoues, notamment Krishna, qui était un berger.
Aussi est-il formellement interdit de manger de la viande de boeuf dans la religion hindoue. Cela se traduit par une interdiction d’abattre et de manger de la vache dans la plupart des états indiens (bien que l’Inde soit un pays officiellement laïc). Les quelques états qui l’autorisent -comme le Kerala-, ont une large population chrétienne ou musulmane et une plus faible population hindoue. Les habitudes alimentaires en Inde sont donc directement liées à la religion*.
Il y a également une explication plus contemporaine au caractère sacré de la vache : elle apporte de multiples bienfaits aux foyers indiens depuis des siècles. Son lait est nutritif, on prête à son urine des vertus médicinales en Ayurveda (c’est de moins en moins le cas mais cette idée reçue a la vie dure) et sa bouse peut être utilisée comme engrais et combustible, notamment dans les régions où l’accès à l’énergie est plus restreint. Aussi la vache a-t-elle une image de mère nourricière et il est assez fréquent pour des familles indiennes de vivre avec une ou deux vaches.
S’il est jugé impur de manger sa chair, son lait est à l’inverse considéré comme sacré et pur : il est utilisé dans le ghee, le beurre, les crèmes, les lassis, etc. Mêmes les Jaïns et les Bishnoïs qu’on se plaît tant à citer en exemple dans le mouvement végane consomment du lait et des produits laitiers. Le lait a donc une dimension culturelle et religieuse très forte… et un poids économique qui va de pair.
Le poids économique de la vache
Pour vous donner une petite idée:
- Il y a 300 millions de bovins en Inde, ce qui représente le le 1er cheptel bovin au monde. A titre de comparaison, l’UE en comprend environ 90 millions. On compte dans ces 300 millions : 190 millions de vaches / boeufs et 110 millions de buffles d’eau, c’est un détail qui a son importance, j’y reviendrais pas la suite.
- C’est le 1er pays consommateur et producteur de lait au monde. Quasiment tout ce que l’Inde produit comme lait, elle le consomme et ne l’exporte pas.
Il est par ailleurs important de préciser que le marché du lait en Inde est structuré différemment du marché français : il est dominé par des coopératives. On voit cependant ces dernières années une industrialisation du marché avec une tendance à la concentration et l’apparition de mégafermes. Ainsi sur le graphique ci-dessous, on voit que le nombre de vaches étrangères (type Holstein) augmente, alors que le nombre de vaches autochtones diminue. Une sombre histoire de productivité, je ne vous apprends rien.
Alors, vous le voyez venir gros comme une maison le problème ? L’inde : premier pays producteur de lait. L’inde toujours : faible demande pour de la viande bovine. Forcément ça coince. Que faire des veaux, boeufs et vaches ne produisant plus de lait ? Il y a plusieurs cas de figure :
a) La viande bovine est exportée
La demande indienne pour la viande bovine est largement inférieure à sa production, il est donc logique que l’Inde exporte cet excédent : saviez-vous que l’Inde était même le 1er pays exportateur de viande bovine au monde ? Un comble pour un pays qui encadre tant la consommation de viande bovine sur son propre territoire !
Alors comment l’Inde peut-elle exporter de la viande bovine alors que l’abattage de la vache est interdit dans la plupart des états indiens? Si vous vous souvenez, j’ai souligné que les bovins en Inde comptaient à la fois les vaches ET les buffles. Or pour les buffles, la législation est plus souple que pour la vache et il y a plus d’états qui autorisent leur abattage et consommation. C’est donc cette viande de buffle qui est exportée, principalement vers des pays d’Asie du Sud-Est et du Golfe Persique. Ce marché est juteux : en 2015, les exportations de viande de buffle ont ainsi rapporté plus que les exportations de riz basmati !
b) Les vaches sont victimes de contrebande
Puisque certains états autorisent l’abattage des bovins et d’autres non, il n’a pas fallu longtemps pour que des petits malins aient l’idée de faire passer en douce des vaches d’un état où il est interdit de les abattre, à un état qui le permet (voir même un pays, comme le Bangladesh). C’est théoriquement illégal, mais dans un pays où la corruption est monnaie courante, il est facile de contourner la législation.
La nuit, des camions remplis de vaches passent donc les frontières. Une enquête de PeTA rapporte que les vaches peuvent marcher pendant des jours jusqu’à l’abattoir, subissant des actes de maltraitance lorsqu’elles s’effondrent d’épuisement pour les forcer à avancer (comme leur mettre du piment dans les yeux ou leur tordre la queue).
c) Elles sont tout bonnement abandonnées
Oui, vous avez bien lu. Puisqu’il est interdit de les tuer, il n’est pas rare qu’elles soient abandonnées. Ces vaches errent ensuite dans les décharges à la recherche de quoi se nourrir. On relèvera l’hypocrisie de la démarche, puisque les abandonner les condamne à une mort plus lente mais toute aussi certaine.
Les plus chanceuses finiront dans des gaushalas, c’est à dire des refuges pour vaches. Cependant, ces refuges n’ont rien d’idylliques, bien au contraire. Ils manquent cruellement de moyens et sont surpeuplés : il n’est pas rare que des milliers de vaches y soient entassées. Au Rajasthan, un état très hindou (qui a même un ministre de la vache !), une enquête au sein d’un gaushala a ainsi révélé que sur les 9000 vaches présentes, 40 mourraient chaque jour.
Dans tous les cas, cette solution de refuge à l’échelle d’un pays qui produit massivement du lait n’est absolument pas viable. C’est mettre un pansement sur une plaie sans essayer de guérir la blessure à la base. Le lait et la viande sont en effet les 2 faces d’une même pièce : en Inde la viande bovine est un sous-produit de l’industrie du lait. Les appels à « ne pas tuer la vache car elle peut vous donner du lait à la place » relèvent donc de la naïveté ou de l’hypocrisie. En 2013, Narendra Modi, actuel Premier Ministre et alors Ministre de l’état du Gujarat, déclarait ainsi :
Cette année, le gouvernement a déclaré que l’Inde avait battu tous les records d’exportation de viande bovine. Est-ce quelque chose dont nous devons nous vanter ? Je ne sais pas si cela vous attriste, mais mon cœur pleure de douleur. Pourquoi acceptez vous cela ? C’est quelque chose que je ne pourrais jamais comprendre.
Pourtant, la politique actuelle de Modi cherche à augmenter la production de lait… Bien évidemment, le but de cet article n’est pas d’encourager le commerce de viande bovine en Inde, mais bien de souligner le problème qu’engendre la production de lait : plus le pays produit de lait, plus il y aura de vaches dont on ne saura que faire.
L’instrumentalisation politique de la vache sacrée
Petite remise en contexte: l’Inde est un pays soumis à de très fortes tensions communautaires, en particulier dans le nord du pays entre hindous fanatiques et musulmans. Le BJP (le parti de Narendra Modi) est arrivé au pouvoir en 2014. Depuis son élection, ce parti politique a un agenda pro-hindou qui flirte ouvertement avec le nationalisme hindou.
Pour vous donner un exemple, un organisme affilié au BJP a fait passé une loi dans l’état de l’Uttar Pradesh pour recruter 5000 « soldats religieux » afin de lutter contre deux choses : la contrebande de vaches évoquée dans la partie précédente et le love jihad (l’idée répandue selon laquelle les musulmans cherchent à convertir des femmes hindoues à l’islam en les épousant).
Il n’est donc pas surprenant que ce même gouvernement ait durci la législation autour de la viande bovine. Ces mesures populistes cherchent à séduire la majorité Hindoue, au détriment des Musulmans et des Intouchables (les communautés traditionnellement associées au commerce de la viande bovine ou du cuir).
Résultat: les tensions communautaires s’aggravent. Dans ce climat pro-hindou, certains Hindous fanatiques se sentent pousser des ailes et s’improvisent cow vigilantes (littéralement « justicier de la vache »). Cette mafia cherche à lutter contre la contrebande bovine et à punir ceux qui transporteraient ou mangeraient de la vache. Pour se faire, ils arrêtent les camions pour vérifier ce qu’ils transportent et n’hésitent pas à débarquer en plein milieu de la nuit chez des personnes soupçonnées de manger de la viande bovine. Si la suspicion est suffisamment forte, ces personnes risquent le lynchage.
En 2017, 11 décès ont été recensés des suites de ces lynchages. La vache sacrée sert clairement de prétexte pour justifier les dérives violentes de certains fanatiques Hindous et promouvoir ce qu’on appelle l’hindutva, l’idéologie nationaliste hindoue. Sans surprise, les cibles sont majoritairement les Musulmans.
Cela dans un climat de relative impunité, puisque sur ces 11 décès, on ne compte qu’une seule condamnation il y a quelques mois. Il est important de souligner que la majorité des Hindous ne cautionne évidemment pas cette violence. Un mouvement #NotInMyName le dénonce même.
Quoiqu’il en soit, la tentative de protection de la vache en Inde n’a rien à voir avec quelques considérations éthiques ou environnementales, elle est uniquement d’ordre politique et religieux.
Voilà, j’en ai (enfin) fini de la vache en Inde ! J’espère, par le biais de cet article :
- Vous avoir permis de mieux comprendre la complexité entourant la fameuse vache « sacrée », et notamment l’instrumentalisation politique dont elle est l’objet.
- Vous avoir sensibilisé à la nécessité d’éviter les discours simpliste lorsqu’on parle des animaux en Inde (et je parle ici d’un animal considéré comme sacré, je vous laisse imaginer la vie misérable qu’ont les poulets par exemple). Je pourrais écrire un article entier sur la manière dont sont malmenés les animaux en Inde. Ce n’est pas parce que le concept d’ahimsa (non violence) est très présent en Inde qu’il est appliqué par les 1,2 milliard d’Indiens et Indiennes.
- Vous avoir fait réfléchir sur les conséquences dramatiques d’une décision politique populiste prise sans aucun sens pratique. Le renforcement de la législation autour de la vache conduit par exemple de plus en plus de foyers indiens à se tourner vers les bufflonnes, autour desquelles la législation est plus souple. On ne fait que déplacer le problème. D’un point de vue de l’éthique animale, c’est complètement contre productif.
Connaissiez-vous cette problématique ? N’hésitez pas à me faire part de vos retours dans les commentaires.
[bctt tweet= »La vache (pas si) sacrée en Inde : comment est-elle vraiment traitée ? » username= »Madame_Carotte »]
*Similairement, bien que 30% de la population indienne soit végétarienne, il existe là aussi une forte disparité entre les états. Les états les plus végétariens sont les états à majorité hindoue comme le Gujarat, le Penjab ou le Rajasthan.
Sources | Aller plus loin :
Les sources (souvent en anglais) sont directement dans l’article. Pour aller plus loin, je vous invite néanmoins à consulter les liens suivants :
- Un excellent article (en anglais) sur l’instrumentalisation politique de la vache, au détriment des minorités | Holy cow: as Hindu nationalism surges in India, cows are protected but minorities not so much (ça vaut le coup de cliquer juste pour voir la photo…)
- Un autre (moins détaillé mais qui a le mérite d’être en français) | Inde: la vache sacrée, prétexte des hindous pour s’en prendre aux musulmans
- Le podcast que j’ai enregistré pour Les Carencés sur le sujet (attention, beaucoup de « euuuh », vous êtes prévenu-es !) | Dessine moi une vache
- Le dernier rapport du ministère de l’agriculture indien, seulement pour les personnes qui ont le coeur bien accroché ! Super intéressant pour comprendre les objectifs et les évolutions du secteur laitier en Inde (à partir de la page 55), mais sachez que l’esprit de synthèse n’est pas le fort de l’administration indienne !
Merci pour cet article très intéressant. Je l’ai partagé sur ma page FB.
Merci beaucoup Anne-Catherine pour votre retour et soutien ! Les partages sont tres importants pour les blogs car il nous est de plus en plus difficile de rester visible sur les principaux réseaux sociaux. Bonne journée !
Pour ma part, j’avais déjà entendu une intervention dans un podcast des Carencés sur ce sujet :p, qui m’avait beaucoup appris, mais c’est vrai qu’avec les images, liens et détails supplémentaires, c’est encore mieux avec l’article. Encore merci de nous faire profiter de ton expérience du pays. Ça mérite d’être partagé un max, en effet, même si c’est pas gai. Je le ferai !
Merci Ben ! Et tu auras remarqué que ta remarque pertinente sur les differences entre regions n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde 😉
Florence Burgat a aussi écrit sur ce thème, avec quasiment le même titre : http://atasi.over-blog.com/2017/06/le-mythe-de-la-vache-sacree-de-florence-burgat.html
Merci ! Il faudra que je l’ajoute dans les « pour aller plus loin ». L’as tu lu ?
Non. Je pense que ton article me suffira sur ce sujet 🙂
1- J’adore l’illustration de cet article : la vache est vraiment magnifique !
2- J’ai appris beaucoup de choses grâce à cet article ; j’ignorais totalement que l’Inde était le premier exportateur de viande bovine… Comme quoi, les idées reçues… Merci pour cette remise de pendules à l’heure !
Merci Anne-So, ça me fait plaisir (je m’essaie à un nouveau style d’illustrations !)
Merci pour ce très bon article.
Et le cuir? Je sais que beaucoup de marques se fournissent en Inde…
Effectivement, le cuir de vache est aussi un sous-produit de l’industrie laitière. L’inde est l’un des 1ers exportateurs de cuir (pas que de vache d’ailleurs), mais je n’ai pas les données exactes. Et comme pour la viande, cette activité est plutôt exercée par les communautés musulmanes et / ou les Dalit (les intouchables)
C’est fou, je me rends compte que je ne m’étais jamais penché dessus ! Si je me doutais que le statut d’animal sacré n’était pas non plus la panacée, je ne m’étais pas posé la question de leur consommation de lait et des exportations de viande bovine …
Merci pour ton travail ! 🙂
Merci Marion! Je ne m’en rendais pas compte non plus avant d’y vivre. Forcément ça interroge !
Merci pour cet article très intéressant, qui répond à pas mal de mes questions. Il y a encore du boulot… !
Cool que ça ait pu t’éclairer 🙂 Comme tu dis, le chemin est encore bien trop long :/
Merci pour cet article très instructif 🙂 ! Je ne savais pas du tout que l’Inde était le premier pays consommateur et producteur de lait ! C’est aussi dû à sa nombreuse population je pense.
C’est vrai que, si elles sont considérées comme « sacrées », les vaches indiennes n’ont pour la plupart pas la vie facile… Je suis allée en Inde, et on en voyait énormément dans les décharges, au bord de la route ou au milieu. Je me demande comment elles font pour se nourrir !
Certaines personnes les nourrissent et sinon elles trouvent des restes dans les decharges. Oui l’Inde est le plus gros producteur / consommatzur de lait, mais ça c’est à l’echelle du pays. Si on ramène à une moyenne par habitant, l’UE et les US par exemple consomment plus de lait par personne.